Martine

 

Tous les ans, en octobre, l'entreprise organisait une sorte de séminaire où se trouvaient réunis le personnel de la maison mère et ceux des filiales. Cela avait généralement lieu dans des endroits calmes, non pour le bénéfice des participants mais plus prosaïquement pour qu'ils ne soient pas distraits par des activités connexes.
Après la première journée au cours de laquelle Bérénice avait très longuement fait le point sur les objectifs et les réalisations, il leur fut accordé une soirée de semi-liberté au sein de l'hôtel. Ingénieurs, administratifs et commerciaux se mêlèrent pour le dîner et au-delà. C'est ainsi qu'il se retrouva à prendre un verre en compagnie d'une jeune femme, Martine, qui venait de la filiale alsacienne.
— Peut-être que je ne devrais pas, dit Martine juste après avoir accepté une seconde coupe de champagne.
— Et pourquoi donc ?
— Vous êtes peut-être le... Enfin le type qui...
— Le type qui ? Je... Je ne comprends pas...
— On en parlait encore avec Geneviève tout à l'heure. Elle connaît quelqu'un au siège et...
— Au siège ? Un type au siège ?
— Un type, oui, un obsédé...
— Je ne comprends vraiment pas ce que vous voulez dire, Martine.
— Eh bien je ne sais pas, moi. C'est ce qu'on dit, qu'il y a au siège, un type qui force les femmes à...   qui les embête, quoi.
— Qui les harcèle ?
— Harcèle je ne sais pas mais qui les houspille, quoi.
— Mais c'est extrêmement grave ce que vous me dites là, Martine. En tant que responsable, je me dois d'en savoir plus. Et d'abord pourquoi est-ce qu'elles ne portent pas plainte, ces femmes ?
— Je ne sais pas. Geneviève dit qu'elles redoutent les conséquences ?
— Vous... Vous pensez qu'elles sont menacées ?
— Menacées peut-être pas, mais inquiètes, oui, sûrement.
— Et que dit-on au juste ? Je veux dire : qu'est-ce qu'il leur fait ?
— Il...  Des choses. Il les... Je ne peux rien dire de précis. A moi il ne m'a jamais rien fait !
— Mais vous savez qui c'est ?
— Il y a des noms qui circulent. Plusieurs noms ?
— Rassurez-moi Martine, le mien au moins n'en fait pas partie !
— Le vôtre ? Non, je ne crois pas. Du moins je ne l'ai jamais entendu prononcer. Et puis, ajoute-t-elle au bout d'un instant, et puis vous n'avez pas la tête de l'emploi, vous...
Une ou deux coupes plus tard, Martine commence à être plus précise :
— Ça n'est pas qu'il les séduit, voyez-vous, mais c'est que par toutes sortes de tour, il parvient à leur faire faire des choses...
— Comment ça des choses ? Quelles sortes de choses ?
— Eh bien de se montrer à lui, par exemple, ou de raconter des... des expériences...
— Geneviève ?
— Geneviève, oui, même Geneviève... Elle ne me l'a pas vraiment avoué mais je suis sûre qu'elle a dû lui... Geneviève a eu un amant, vous savez, et c'était très secret parce que le mari de Geneviève est un homme très jaloux, alors ils étaient forcés de faire ça dans la voiture et donc le plus souvent, vu que ça n'était pas très pratique, eh bien pour eux, il fallait que Geneviève se contente de lui faire un pompier, si vous voyez ce que je veux dire...
— Oui, je vois, mais quel rapport avec le monstre ?
— Eh bien justement, le type, quand il a abordé Geneviève, c'est justement ça qu'il lui a demandé, de lui faire un pompier...
— Mais c'était où ? Quand ?
— Il y a une semaine. Au siège, à Paris.
— Mon Dieu ! Et qu'est-ce qu'elle a fait, Geneviève ?
— Elle était coincée. Elle était dans le bureau du type et...
— Elle l'a fait ?
— Oui.
— Mais pourquoi  n'a-t-elle pas crié, ou appelé ? Je suis sûr que quelqu'un serait venu !
— Elle n'a pas osé.
— C'est ce qu'elle vous a dit ?
— Oui. D'autant plus que le type était, là, devant elle, qui attendait. Alors elle l'a sucé.
— Jusqu'au bout ? Je veux dire elle a...
— Elle a tout pris, oui. Et avalé. Du moins c'est ce qu'elle m'a dit.
— Mais pourquoi ?
— Parce que sinon il aurait déchargé sur sa robe et qu'il aurait fallu la nettoyer et qu'à l'hôtel et tout c'était pas pratique. Alors mieux valait encore se le prendre et se l'avaler comme une grande.
— Et vous ? Je veux dire qu'auriez-vous fait à sa place ?
— Rapport à la tache et au teinturier, j'aurais sans doute fait pareil.
— Non, je veux dire avant ? Vous auriez crié ? Appelé au secours ?
— Tout dépend du type. Imaginez un peu si ça avait été un type haut placé !
— Mais enfin, Martine, ça ne se fait pas. Ça n'est plus comme ça que ça se passe, maintenant...
— Ouais... C'est ce qu'on prétend. Mais moi je vous dis que la plupart du temps, c'est sur la banquette arrière ou au cours des séminaires que ça se négocie, les promotions, et qu'entre un homme qui tient le pouvoir et une femme qui veut qu'on la pousse un peu, y'a pas trente six façons de se mettre d'accord...
— Ecoutez Martine voilà maintenant plus de vingt ans que je travaille dans cette entreprise et je puis vous assurer que ça n'est pas du tout comme cela que ça se passe...
— A d'autres ! Bérénice, vous croyez pas qu'elle se les ait tapés, tous les mecs ! Comment vous pensez qu'elle a fait pour arriver là où elle est ? La jungle. Moi je vous dis : c'est la jungle. La jungle et puis le cul, c'est tout.
— Est-ce que vous n'êtes pas en train de me faire comprendre, chère Martine, que vous, par exemple, pour obtenir une petite promotion, vous seriez prête à...
— Eh bien il vous en a fallu, du temps, pour imprimer !
— C'est que... C'est que je n'ai pas beaucoup de pratique... Il me semble de plus qu'en ce qui vous concerne, n'étant pas votre supérieur, je n'aie pas beaucoup de pouvoir pour...
— Vous ! Mais il suffit que vous en parliez à Bérénice ! D'après ce que l'on raconte, c'est pas les occasions qui vous manquent. Et même les occasions de tête à tête, pour être plus précise ?
— Vous pensez que Bérénice et moi nous...
— On vous a vus, m'assure Martine. Pas plus tard que ce matin, juste avant de rentrer dans la salle... Elle vous faisait un pompier...
— On nous a vus ? Vous êtes sûre ?
— Je comprends que cela puisse vous gêner, mais je connais personnellement la personne qui vous a vu...
— Geneviève ?
— Non. Grégoire.
— Grégoire ? Et que faisiez-vous avec Grégoire ? Ou plutôt que faisiez-vous à Grégoire ?
— Moi je lui faisais rien, mais lui...
— Lui ?
— Lui il avait la tête coincée entre mes jambes et il me léchait la cramouille, le salaud. Comme un chef ! Enfin c'est ce qu'au bout d'un certain temps je lui ai laissé entendre...
— Parce qu'en réalité...
— En réalité, Monsieur, Grégoire est un homme et tout le monde sait que les hommes sont incapables de localiser correctement le clitoris d'une nana et que donc ils se contentent la plupart du temps de donner des grands coups de langue au petit bonheur...
— Et donc, Grégoire...
— Grégoire comme les autres, mon brave monsieur. Vous compris, j'imagine.
— Vous... Vous avez eu des confidences de Bérénice à ce sujet ?
— Ne vous fichez pas de moi ! Est-ce qu'elle suce bien, au moins, Bérénice ?
— Eh bien je pourrais vous répondre que, comme toutes les femmes, elles n'ont jamais vraiment compris comment c'est foutu, la queue d'un homme, et que donc, comme toutes les autres, elle se contente de donner de grands coups de langue au petit bonheur...
— C'est facile, ça, fait Martine, un peu facile... N'empêche que nous, généralement, quand on s'y colle, le type y finit par prendre son pied... En tout cas, d'après Grégoire, elle le fait très bien.
— Ah ! Parce que Grégoire et Bérénice...
— A tue et à dia, si vous voyez ce que je veux dire. Vous n'avez malheureusement pas de monopole...
— Bon, mais alors pourquoi ne pas l'avoir demandée à Grégoire, votre promotion, puisque, i je puis dire, il vous avait   à la bonne...
— Il... Il a pris du bon temps, il m'a peloté un peu partout, il m'a bisouillé la chatte dans tous les sens et puis au bout du compte, il m'a dit que je n'étais absolument pas dans son département et qu'il ne pouvait rien faire pour moi.
— Quel manque de bol ! Vous n'avez pas frappé à la bonne porte !
— Ça vous va bien de vous fiche de moi !
— Bon. Tous les investissements ne sont pas productifs. C'est ce qu'il faut se dire. A propos vous avez des gens sous vos ordres dans votre service ?
— Une trentaine, oui.
— Et vous... Je veux dire vous avez fait jouer le service « nature et découverte » ?
— Une ou deux fois, oui. Quand par exemple j'avais le choix pour une promotion entre deux ou trois candidats...
— Laissez-moi deviner ! L'heureux élu a été celui qui vous a le mieux... comment dites-vous ?... « léché la cramouille » .
— Celui ou celle, oui. Ou baisé, pour une autre fois où le choix était entre deux hommes. Pourquoi ? Ça vous gêne ? Si vous saviez ce que moi je suis prête à vous faire ce soir...
— Eh bien non, justement, je ne sais pas. Parlons-en. De quel genre de promotion s'agit-il, d'abord ? Chef de secteur ? Chef de district ? Augmentation ? Changement d'affectation ?
— J'avais tablé sur le district et l'augmentation. Mais je peux bien sûr étudier les propositions pour plus...
— Vous avez raison. Il faut être prête à tout pour s'adapter. Comment dit-on ? « Saisir les opportunités ? ». Pour chef de secteur, c'est quoi le tarif ?
— Pour ça ? Je ne sais pas. Vous tripotez un peu.
— Les seins ?
— Tout ce que vous voulez, mais uniquement avec les mains.
— D'accord. Et pour le district, c'est un peu plus, j'imagine.
— Oui. Là vous pouvez mettre la bouche.
— Et vous est- ce que vous la mettez, la bouche ?
— Uniquement en cas de promesse ferme.
— Et qu'est-ce qui vous garantit la fermeté de la promesse ?
— Rien. Il faut tout de même un minimum de confiance, non ?
— Je suis entièrement d'accord. Bon. Pour l'augmentation, quelque chose de particulier ?
— Un ou deux rendez-vous de confirmation.
— Vous voulez dire : on remet le couvert ?
— Oui.
— OK. Et alors pour le jackpot, c'est quoi le tarif ?
— Selon le lieu et l'importance du nouveau poste, c'est un, deux ou trois week-ends.
— Et tout le tralala ?
— Bien sûr.
— Je veux dire : petites tenues, petits massage, petites pipes, petits chattes...
— Et même petit cul si c'est dans vos goûts...
— Vingt Dieux ! Ça donne à réfléchir, hein. Et vos consoeurs, elles appliquent le même tarif ? Je veux dire que si par exemple, ce soir, j'allais voir Geneviève, ou Noémie, et que je leur disais : pour le secteur, toi tu fais quoi ?, vous êtes sûr qu'il n'y en a pas une qui s'agenouillerait illico et me la sucerait à mort  ?
Martine pâlit un peu.
— Je... Je ne suis sûre de rien... De nos jours, vous savez...
— Je veux dire que qu'est-ce qui m'assure qu'avec vous j'ai le meilleur rapport prix service ?
— C 'est... On peut en parler... Tout se négocie, bien sûr. Tout dépend de vos attentes, de ce que vous êtes disposé à m'accorder...
— Je vous l'ai dit : je ne suis pas responsable de grand chose, moi, et je n'ai guère le pouvoir d'accorder ceci ou cela.
— Oui, mais Bérénice ?
— Bérénice ! Sainte Sésame ? Qui vous dit que Bérénice m'écouterait.
— Geneviève, Grégoire, tout le monde m'a conseillé d'aller vers vous... S'il vous plaît... Accordez-moi au moins une chance. J'ai de jolis seins, un petit cul très accueillant et à ce qu'on dit et je suce très bien. Vous... Vous ne voulez pas essayer au moins ? Qui est-ce qui pourrait refuser qu'on lui fasse une petite plume ? Ou bien vous préférez me le faire ? Je peux aussi, si vous voulez. Allez… Laissez-vous faire... Venez avec moi dans ma chambre...
— Vingt Dieux, Martine, dit-il alors, c'est vraiment fabuleux ! Tu t'améliores d'année en année. Le coup du tarif, ça c'est génial.
— Oui, mais tu m'as presque tout foutu par terre en me suggérant que les copines étaient sans doute prête à beaucoup plus pour une petite augmentation de merde...
— Et ce Grégoire, là, d'où tu le sors ? Ça aussi c'est une trouvaille !
— Grégoire ? Mais je ne l'ai inventé. C'est un nouveau administrateur au marketing...
— Tu veux dire que...
— Je veux dire que, parfaitement. Pas plus tard qu'il y a une heure, il était prenait de mes nouvelles, là, dit-elle en pointant son doigt vers son entrejambe.
— Qu'est-ce que tu lui as promis ?
— Rien. C'est lui qui a promis de m'inviter à dîner... Bon. C'est bien joli tout ça mais moi ça m'a fait mouiller du tonnerre. Le temps de te faire une petite pipe et je t'assure que tu n'as qu'à m'effleurer un sein pour que je parte...
— Martine ! Tu dis ça chaque année !
— Peut-être, mais n'empêche que chaque année ça se vérifie, non ?
— Il est vrai.
— Bon et puis assez parlé. On y va ?


© Thomas Lelong, 2001