Séverine

 

Ça peut être un défi. Ou une corvée. L'enjeu d'un pari. Une façon de se rassurer. Un moment d'égarement. Le spectre de l'ennui. Un plaisir. Une habitude. Un pis-aller. Ça peut être tout ça, le fait de séduire une femme, et sûrement beaucoup d'autres choses, mais dans le cas de Séverine, il aurait pu dire aussi : un truc de fou, une idée de par dessus la tête, les prémices du printemps ou encore un voyage sur la lune. En bref, une bêtise. Imaginez-vous un peu : Séverine, trente cinq ans, mariée, deux enfants, responsable du département conditionnement et marketing, bac plus six ou sept, au moins, un budget se chiffrant par millions et à peu près quarante personne sous ses ordres, sans compter son côté femme de tête, féministe et tout à fait Mon pauvre gars si tu crois que je ne te vois pas venir avec tes gros sabots et ta queue entre les jambes... Pour résumer le résumer, donc, une fille impossible. Et dites moi alors ce qui lui avait pris de lui dire, au sortir d'une réunion :
— Séverine j'aimerais beaucoup vous inviter à dîner est-ce que vous avez une soirée de libre ?
C'était d'autant plus stupide qu'ils s'étaient, au cours de la réunion, assez copieusement opposés sur une question de pure principe et qu'il avait passé au moins un quart d'heure à défendre mordicus une proposition absolument indéfendable. Aussi n'avait-il pas été surpris outre mesure que Séverine ne réponde à son invitation que par un haussement d'épaule ostensiblement méprisant. Et ça, c'est sûrement ce qui lui fit prendre, in petto , la résolution aussi vaine que stupide que sous peu, cette fille, il l'aurait à sa main, non mais des fois !


La personnalité, l'intelligence, l'aplomb et la situation matrimoniale de Séverine excluaient toute idée d'improvisation. Il ne mit donc pas moins de trois semaines pour tout organiser. Les choses commenceraient par une invitation en bonne et due forme - soirée à l'Opéra, souper en ville et... -, laquelle fut bien sûr refusée et, comble de la malveillance, par l'intermédiaire de la secrétaire : « Séverine vous fait dire qu'elle est prise ce jour-là et qu'elle est prise tous les soirs jusqu'au 31 décembre 2070 inclus. » Cela prit ensuite la forme de mille petites attentions -strictement professionnelles - tout à la fois efficaces et discrètes. Séverine dut se rendre à l'évidence que le type était des plus loyal, et aussi bizarrement serviable, sans que l'on puisse toutefois affirmer avec certitude qu'il ne s'agissait là que d'un vulgaire calcul. Il y eut ensuite ce voyage à l'étranger qu'ils durent faire ensemble et au cours duquel, contrairement à ce à quoi elle se serait attendue, il n'eut pas un mot de déplacé - et de geste encore moins. En somme, au bout de quatre ou cinq mois, Séverine en était venue à se demander qui était réellement ce type qu'elle avait définitivement, pensait-elle, classé dans la catégorie des camionneurs bulgares. Elle posa à droite et à gauche quelques questions - questions qu'elle aurait souhaité innocentes, mais ni Bérénice ni Perrine n'étaient stupides, et pourquoi, en effet, se renseigner pour savoir s'il était marié, si on lui connaissait des amies, voire des conquêtes... Parce qu'en plus, elle avait l'impression troublante que maintenant il l'évitait. Il se faisait remplacer aux réunions et quand l'occasion se présenta d'un autre voyage, elle apprit avec étonnement - et bientôt avec quelque indignation - qu'il comptait se faire remplacer. Aussi manoeuvra-t-elle, sous des prétextes aussi maladroits que futiles, pour l'obliger à honorer ce voyage en personne. Pour elle, c'était une sorte de victoire - mais une victoire sur quoi ? demandait avec insistance une petite voix en elle - qu'elle ne manqua pas de souligner, assise à côté de lui dans l'avion :
— Je sais, lui dit-elle, que vous aviez envisagé de vous faire remplacer pour ce voyage. J'ai insisté pour que vous m'accompagniez. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.
— C'est que... J'ai un vieil ami qui est très très malade et je craignais que...
Il n'eut pas besoin d'en dire plus : à la fois confuse et honteuse, Séverine bafouilla une lamentable excuse et passa tout le restant du trajet à se demander comment diable elle allait pouvoir réparer sa gaffe.
Sa première véritable victoire fut donc celle-ci : le lendemain même de leur arrivée à Chicago, Séverine l'invitait à dîner. En dépit des circonstances, il tenta de se montrer, si ce n'est gai, du moins le moins affligeant possible quand Séverine faisait, elle, assaut d'amabilités. Ce fut, dira-t-il ensuite, sa première bonne surprise : la fille était loin d'être stupide et la robe qu'elle avait passée pour le dîner lui allait à ravir. Le mensonge proféré dans l'avion l'empêcha toutefois de laisser aller la conversation du côté des frivolités, ce qui leur permit de se découvrir un goût commun pour la littérature. Le reste du séjour les confirma l'un et l'autre dans la confiance qui s'installait entre eux.


Des confidences rapportées lui apprirent, dans les semaines qui suivirent leur retour, que sa cote était très nettement remontée et que désormais Séverine ne tarissait pas d'éloges, tant sur sa culture que sur ses compétences. Deux mois plus tard, signe que les choses allaient au mieux, il fut invité à dîner - en compagnie de Bérénice. Il découvrit ainsi pêle-mêle la maison, le mari, le chien, la bibliothèque, le service à café et les enfants.
— Rien que de très surprenant, confia-t-il à Bérénice en la raccompagnant. Même le tiroir à lingerie est des plus attendus...
— Vous... Vous avez été fouiller dans ses affaires ?
— Bien sûr ! Il ne faut négliger aucun détail !
— Qu'avez-vous appris ?
— J'ai appris que cette femme dépense des fortunes dans des bas à l'ancienne et beaucoup moins dans les soutiens-gorge. Elle est donc beaucoup plus fière de ses jambes que de ses seins. Par ailleurs tout les modèles qu'elle possède sont très couvrants.
— Cela peut simplement signifier que son mari...
— Son mari n'est pour rien dans l'affaire, croyez-moi. Et puis cessons de parler de son mari.


Environ un mois plus tard, il lui rendit la politesse en l'invitant à dîner ainsi en compagnie de son mari. Mais son mari ce jour-là était justement en voyage - pardi ! Il eut à peine besoin d'insister pour qu'elle vienne seule. Il se prépara à ce dîner comme un boxeur prépare un combat : au physique comme au mental. Et c'est au troisième round qu'il commença à montrer son vrai visage. Séverine venait de louer ses talents de cuisinier et la qualité du repas quand tout à trac il lui dévoila le but véritable de la soirée : il désirait qu'elle lui taille une pipe.
Il y eut un moment de flottement. Séverine avait vraiment du mal à imaginer que l'homme qu'elle avait appris à connaître depuis plusieurs mois puisse en un instant se révéler aussi trivial.
— Vous vous moquez de moi ?, demanda-t-elle.
— Pas le moins du monde.
— Dans ce cas... cracha-t-elle en se levant.
— Rasseyez-vous et écoutez-moi, lui ordonna-t-il d'une voix légèrement impérative. Primo vous avez une paire de seins, une chatte et un cul et moi je possède ce qu'il faut pour que ces parties de vous même entrent en action et deusio, faites-moi la grâce de croire que certaines femmes pourraient être flattées par une semblable proposition...
— Peut-être, rétorqua-t-elle, mais je ne suis pas « certaines femmes »... Pour qui me prenez-vous ? Je trouve ces manières révoltantes !
— Quelles manières ? Je fais comme tout bon mâle au sein d'un troupeau : je cherche les femelles les plus attractives.
— Vous... vous oubliez que, pour reprendre votre terminologie, je possède déjà un mâle...
— Je sais. Mais je crois que nous pouvons l'oublier.
— Qu'est-ce qui vous permet de dire ça ?
— Eh bien le fait que vous soyez encore à table, que vous ne m'ayez pas encore jeté votre verre à la figure, déjà quitté l'appartement, claqué la porte, juré qu'on ne vous reprendrai plus, que sais-je encore ! La protestation sur les bonnes manières me semble de pure forme.
Séverine encaissa. Et, changeant brusquement de tactique, déclara :
— Je n'ai pas très envie de faire l'amour avec vous, pour être honnête...
— Moi non plus.
Elle encaissa une seconde fois. Mais se reprit aussitôt :
— Dans ce cas, demanda-t-elle, où est le problème ?
— Je n'ai jamais parlé de faire l'amour, j'ai juste dit que j'aimerais que vous me fassiez une pipe.
— Vous êtes complètement fou ! s'égara Séverine.
— Pourquoi ? Vous n'en faites pas à votre mari ?
— Je croyais qu'il fallait l'oublier, lui...
— Il est vrai. Mais répondez-moi.
— Cela... Cela m'arrive. M'est arrivé, pour être plus juste.
— Alors vous voyez ! triompha-t-il. Vous pouvez le faire !
— Oui, mais je n'en ai aucune envie !
— Ça ne fait rien. Je suis prêt à vous payer.
— Quoi !
C'était la goutte d'eau en trop. Séverine bondit sur son sac, son manteau, et fila sans demander son reste.
Resté seul, il éclata de rire.
Pendant deux mois, il ne se passa rien. Pas un mot, pas un geste déplacés, le strict minimum professionnel. A tel point que Séverine en vint à se demander si elle n'avait pas finalement rêvé, si elle n'avait pas tout inventé : le dîner, le dîner et puis... Elle se renseigna, pourtant, pour savoir quels étaient les tarifs pour une fellation. Tant rue Saint-Denis, tant sur les boulevards, tant avec capote et tant sans capote, tant en restant habillée et tant en se dévêtant, tant pour simplement sucer et tant pour avaler. Elle se renseigna. C'était pour la forme, bien sûr, et au cas où il remettrait la question sur le tapis, simplement pour pouvoir lui répondre. Intérieurement, pourtant, elle avait fixé son prix : toute habillée, sans rien avaler et sans éjaculation faciale, il en aurait au minimum pour 6 000 €.


Cela commença à la préoccuper un peu, cette pipe. Et même à l'obséder. D'autant plus qu'il n'en parlait plus et n'avait même plus l'air d'y penser. Au bout de deux mois, Séverine craqua : ce fut elle qui lui en parla.
C'était à la nuit tombée, au retour d'une journée en province. Ils étaient seuls dans le wagon et elle rêvassait, tandis que lui relisait vaguement des dossiers. Elle interrompit soudain sa rêverie et lui dit :
— 6 000 €. Habillée. Je n'avale pas. C'est à prendre ou à laisser.
Il n'eut pas besoin qu'on lui explique de quoi elle parlait. Il répliqua immédiatement :
— A ce prix, normalement, on a droit à une nuit entière, et beaucoup plus qu'une simple pipe.
— C'est non ?
— Bien sûr !
Elle se renfrogna dans son fauteuil. Un quart d'heure plus tard elle demanda :
— Quel prix pensiez-vous y mettre ?
— 50, au grand maximum.
— Vous vous fichez de moi ?
— Non. Mettons 75 si vous vous désapez. Et je suis prêt à aller jusqu'à 100 si vous avalez.
— C'est hors de question ! Je vaux bien plus que cela !
— Personne ne décide ce que l'on vaut. Nous sommes, souvenez-vous en, en économie de marché : les prix sont régis par la loi de l'offre et de la demande. Allez où vous voulez et proposez vos services pour 6 000 € et voyez si vous trouvez preneur à ce prix !
— 5 000. Je suis prête à descendre jusqu'à 5 000.
— 200. Pour satisfaire votre honneur, je veux bien monter jusqu'à deux cents.
La discussion dura plus de vingt minutes. Ils parvinrent à un accord à 800 €, mais elle devait faire durer la pipe au moins un vingt minutes, lui laisser tripoter les seins et voir sa chatte. Quand il serait sur le point d'éjaculer, il devait le lui signaler afin qu'elle se prépare. Il était convenu qu'il pourrait décharger dans sa bouche mais qu'elle ne serait pas contrainte d'avaler.


Rien, évidemment, ne se passa comme prévu. D'une part parce que, contrairement à ce qu'il s'était imaginé, Séverine se révéla une assez bonne pipeuse et qu'en conséquence il ne tint pas plus de douze ou treize minutes. D'autre part parce qu'il lui tripota si astucieusement les seins qu'elle ne fit rien pour l'empêcher de lui farfouiller la chatte, ensuite, quand sa main s'y égara. Parce qu'également non seulement elle n'eut pas besoin qu'il la prévienne qu'il allait jouir mais que, non contente de s'y préparer, elle accueillit avec délice tout le foutre qu'il déchargea dans sa bouche et l'avala aussitôt. Parce qu'enfin elle n'eut de cesse, ensuite, de le faire rebander pour qu'il la prenne, toutes affaires cessantes, étant bien entendu que cette fois-ci ce serait gratis, dans la chatte, dans la chatte et même dans le cul s'il s'en sentait encore la force.



© Thomas Lelong, 2000